Jennifer Daniel développe une intrigue policière dans laquelle l’inspiration familiale entrechoque l’actualité politique allemande de l’année 1977.

Jennifer Daniel est une illustratrice et scénariste trop rare dans la production graphique actuelle. Son évocation de la société civile à la veille de l’Automne allemand, l’euphémisme utilisé pour aborder la phase la plus critique de l’affrontement entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et l’organisation terroriste d’extrême gauche Fraction armée rouge (RAF), repose sur une utilisation de sources photographiques familiales et une documentation conséquente. Pour accompagner cette plongée dans l’année 1977, son style graphique adopte quelques artifices caractéristiques de la période, notamment les couleurs vives, tandis que son découpage rappelle l’univers du polar.

Un banal accident

Au retour d’une partie de cartes arrosée, K. Martin découvre le corps sans vie d’une jeune femme sur la chaussée, victime d’un accident de la route. Sous le choc, il aperçoit une voiture qui s’éloigne. L’imitant à son tour, la confrontation quelques jours plus tard sur son lieu de travail avec le cadavre de la jeune femme le projette dans son passé, et lui donne le courage de retrouver le fuyard.

Au-delà de l’intrigue ayant servi à construire le récit, l’autrice s’est inspirée de photos tirées de l’album familial. À côté des souvenirs professionnels de son grand-père, assistant à l’Institut de médecine légale de Bonn, ancienne capitale de la RFA, elle met en scène son personnage âgé de 18 ans, alors jeune soldat enrôlé dans la Wehrmacht.

L’identification de son grand-père avec ce détective amateur autorise une approche plus fine de la société allemande de la fin des années soixante-dix, confrontée au conflit politique porté par la frange armée d’extrême gauche : la RAF.

Le droit d’inventaire

L’Expert s’articule autour d’une soirée de grande ampleur donnée le 1er juillet 1977. Le gratin politique, médiatique et économique se retrouve autour d’un verre lors du Festival du Chancelier au théâtre de Bonn. Cet événement mondain intervient entre la condamnation à la prison à vie quelques semaines plus tôt des dirigeants de la RAF et une série d’opérations connue comme l’Automne allemand.

Martin et l’ensemble de ses collègues, supérieurs et subalternes, incarnent l’Allemagne de l’Ouest et ses arrangements, en première ligne face au camp soviétique. Martin symbolise une certaine idée de la classe moyenne allemande. Malgré une économie florissante, matérialisée par le secteur automobile   , les stigmates de la Seconde Guerre mondiale sont présents. En marge de cette soirée un peu trop alcoolisée, l’un des collègues de Martin résume ce sentiment : « Autrefois, on était leur chair à canon, et maintenant ?! Maintenant, on se plie en quatre pour leurs beaux yeux ! » Trente ans après la capitulation, la jeunesse allemande – que ce soit le fils de Martin, en âge de faire son service militaire, mais également Miriam, sympathisante de la RAF, qui le paiera de sa vie – refuse cet héritage traumatique.

Alors que la banderole de contestation destinée à gâcher la soirée est découverte par la police, l’échec de l’opération débouche sur l’accident et le décès de Miriam. Marek son jeune fils, passager dans la voiture, succombe plus tard. Dès lors, l’enquête de Martin, aussi naïve soit-elle, le conduit vers le responsable.

Classe allemande

Dans un univers de la bande dessinée submergé par la production nippone, cette parenthèse germanique offre une bouffée d'air frais. Avec ses thématiques particulières, depuis le rapport à la Seconde Guerre mondiale (en témoigne la couverture du livre allemand) et la gestion de la rivalité Est/Ouest, le regard de Daniel se double d’un questionnement sur l’opposition générationnelle – l’abnégation paternelle face à la revendication juvénile –, et insiste sur le rapport de classe : Martin a servi dans l’armée de terre, employé modèle, c’est un expert reconnu dans son travail, tandis que son supérieur, devenu directeur de l’Institut de médecine légale à Bonn, est un ancien dignitaire nazi.

Cet Automne allemand transparait à travers certaines photos, les décors intérieurs en particulier. Avec un style rapide et expressionniste, propice à l’illustration, Jennifer Daniel s’octroie une certaine liberté avec le réalisme, bien que la stylisation des voitures permette de reconnaître une antique 2 CV Citroën, au royaume de la Mercedes. La composition graphique rythme son propos : le gaufrier   signifie les multiples interrogations, développe le monde des rêves et celui du cauchemar. Quelques pleines pages s’adaptent aux fêtes, aux réunions ; la lecture ralentit pour embrasser l’ensemble des sujets et synthétiser la situation. La gamme des gris, noir et blanc interroge le parcours du jeune Martin en Normandie occupée ; ces séquences accentuent les soubresauts de la défaite militaire.

Avec ce roman graphique, Jennifer Daniel revisite l’héritage historique et politique de la seconde moitié du XXe siècle en Allemagne de l’Ouest, à une échelle moindre que le témoignage de Gen d’Hiroshima   . Avec son graphisme coloré et cabossé, L’Expert propose un flash-back novateur et une approche plus personnelle.